Le dessin réaliste, c’est reproduire sur une surface bidimensionnelle (habituellement du papier) un objet perçu, des natures mortes, des paysages ou des personnages, dans un espace tridimensionnel.
Chose incroyable, les artistes de la préhistoire reproduisirent de mémoire des images réalistes d’animaux sur les murs de leurs grottes, mais il a fallu attendre que les Grecs et les Romains trouvent une manière de dessiner en trois dimensions pour que l’art réaliste soit ressuscité. La technique fut à nouveau perdue durant le Moyen Âge et les artistes se heurtèrent à la difficulté de représenter leurs perceptions avec précision jusqu’à la Renaissance italienne au début du XVe siècle.
À cette époque, le grand artiste du début de la Renaissance, Filippo Brunelleschi, inventa un moyen de représenter la perspective linéaire et Leon Batista Alberti découvrit qu’il pouvait dessiner en perspective le paysage urbain qu’il voyait de sa fenêtre en le traçant directement sur la vitre. Inspiré par le traité d’Alberti sur la peinture et la perspective, publié en 1435, ainsi que par les écrits ultérieurs de Léonard de Vinci sur le sujet, l’artiste allemand du XVIe siècle, Albrecht Dürer, explora davantage le concept de plan de l’image et construisit même un perspectographe.
Les textes et dessins de Dürer influencèrent à leur tour l’artiste hollandais du XIXe siècle Vincent van Gogh et le poussèrent à fabriquer son propre « instrument de perspective », comme il l’appelait, à l’époque où il apprenait laborieusement à dessiner. Plus tard, quand il eut maîtrisé le concept de plan mental de l’image, il abandonna son outil.
Notons au passage que son appareil de bois et de métal devait peser au moins 13 kg. Je l’imagine démontant péniblement les différentes parties du dispositif, les attacher ensemble et les transporter – son matériel de peinture en plus – au cours de ses longs trajets vers la côte et, ensuite, déballer le tout, réassembler les pièces et répéter toute l’opération avant de rentrer chez lui le soir.
Cela nous donne une petite idée de sa volonté d’améliorer sa technique de dessin.
Le plan de l’image est une surface verticale imaginaire, à l’instar d’une fenêtre, au travers de laquelle vous regardez votre sujet. De cette façon, vous copiez votre vision tridimensionnelle du monde sur une surface bidimensionnelle, votre feuille de papier.
Savoir que la photographie provient directement du dessin pourrait vous aider à comprendre le concept de plan de l’image. Avant son invention, la quasi-totalité des artistes utilisait et comprenait cette notion.
Vous pouvez imaginer leur enthousiasme (et, peut-être aussi, leur désarroi ) lorsqu’ils virent qu’un photographe pouvait, en quelques instants, capturer une image sur la plaque photosensible de son appareil – ce que l’artiste ne pouvait réaliser qu’en plusieurs heures, jours ou même semaines. Avec la banalisation de la photographie à la moitié du XIXe, les artistes furent dépossédés des représentations réalistes. Ils commencèrent alors à explorer d’autres aspects de la perception, à capturer toutes les subtilités de la lumière avec l’Impressionnisme par exemple. Petit à petit, le concept de plan de l’image disparut.
Des dizaines de cadres réticulés et de dispositifs de perspective ont été déposés au Bureau américain des Brevets. En voici deux exemples.

Albrecht Dürer, Dessinateur représentant le dessin en perspective d’une femme (1525). Reproduit avec l’aimable autorisation du Metropolitan Museum of Art, New York. Don de Félix M. Wardburg, 1918.
« Cher Théo, tu auras trouvé dans ma dernière lettre une esquisse du cadre à perspective dont je t’ai parlé. Je reviens tout juste de chez le forgeron, qui a fabriqué des pointes en fer pour les montants et des coins métalliques pour le cadre. Il est constitué de deux longs piquets, le cadre pouvant y être attaché dans les deux sens grâce à de solides chevilles de bois. Ainsi, sur la côte, dans les prairies ou dans les champs, on peut regarder au travers comme s’il s’agissait d’une fenêtre . Les lignes verticales, horizontales et diagonales du cadre, leurs intersections, ou le quadrillage, donnent certainement quelques indications qui aident à la composition d’un dessin solide et fournissent des repères pour ses lignes principales et ses proportions […] [et l’on comprend] pourquoi et comment la perspective modifie en apparence la direction des lignes et la dimension des tailles dans le plan et dans tout le dessin. Sa pratique constante permet de dessiner à la vitesse de l’éclair – et, une fois que le dessin est terminé, de le peindre tout aussi vite. »
Extrait de la lettre 254, ( Lettres à Théo) de Vincent van Gogh .
Un autre artiste célèbre, le maître allemand du XVIe siècle Hans Holbein, qui n’avait besoin d’aucune aide pour dessiner, se servait également d’une vraie surface plane. Des historiens de l’art ont récemment découvert que lorsqu’il vivait à la cour d’Henry VIII d’Angleterre, Holbein utilisait une plaque de verre sur laquelle il représentait directement ses modèles afin d’accélérer l’exécution de ses très nombreuses commandes de portraits Les experts supposent qu’Holbein, l’un des grands dessinateurs de l’histoire, ne le faisait que pour gagner du temps – l’artiste surchargé de travail pouvait alors faire un rapide croquis de son modèle sur la plaque de verre, le transférer prestement sur le papier, le finaliser et passer au portrait suivant. (…)
La ruse de l’artiste, si compliquée à décrire avec des mots, est encore plus difficile à découvrir pour des débutants et c’est l’une des raisons, je pense, pour lesquelles il est nécessaire d’avoir un professeur de dessin.
Une étape nécessaire dans l’apprentissage du dessin est de croire que ce miracle se produira.
Souvent des étudiants se demandent : « Comment puis-je dessiner ce doigt pour qu’il ait l’air de se diriger vers moi? » ou « Comment faire pour que cette table ait l’air de reculer dans l’espace ? » La réponse est évidemment de dessiner – de copier ! – exactement ce que vous voyez aplati sur le plan de l’image. C’est seulement de cette manière que le dessin représentera de manière convaincante ces « mouvements dans l’espace tridimensionnel ».
Dans mes ateliers, la première chose que je demande à mes étudiants, en donnant quelques consignes, est de réaliser un dessin d’après deux ou trois poteries posées sur une table. (J’entends d’ici vos murmures désapprobateurs ). Pour les rassurer, je leur explique que cet exercice servira à déterminer leur niveau de départ, afin qu’ils puissent constater et comparer par eux-mêmes les progrès accomplis après plusieurs semaines d’atelier, le dernier dessin étant également une nature morte . Je leur demande de le dater, sans faire le moindre commentaire, pour ne les ressortir que le dernier jour ( en fin d’année) de l’atelier.
L’une des raisons pour laquelle je demande aux étudiants de se plier à cet exercice ( source de grande anxiété pour eux) tient au fait que, au terme de l’atelier, par un étrange effet d’amnésie, ils ne semblent pas se rappeler le niveau qui était le leur le premier jour. Il est déjà arrivé que certains de mes étudiants ne reconnaissent pas le dessin qu’ils avaient tracé au début de l’année et seule leur signature en bas du dessin les force à se rendre à l’évidence.
Il semblerait donc que l’apprentissage du dessin éveille à une certaine conscience, si non verbale, au moins visuelle.
Dessiner ce que nous voyons requiert les compétences spéciales en vision/dessin que nous venons d’expérimenter, des compétences apparemment propres à l’homme et à lui seul, de toutes les créatures qui peuplent cette planète (à moins que nous ne surprenions un jour un chimpanzé ou un éléphant sauvage dessinant l’un de ses congénères). N’est-il pas étonnant que l’homme préhistorique ait maîtrisé cette compétence singulière innée de voir et de dessiner sur les murs de sa grotte ces peintures d’animaux réalistes et d’une particulière beauté esthétique, 35 000 ans av. J.-C. ? De nos jours, seule une petite minorité d’entre nous est encore capable d’exercer cette capacité innée.
Ne passons-nous pas à côté de quelque chose en négligeant et en omettant d’entretenir cette vision d’un genre particulier ? Si nous avions tous appris à dessiner ou à utiliser nos compétences dans les arts visuels comme nous avons presque tous appris à lire, à parler et à écrire dans notre enfance, verrions-nous une différence ? Et si oui, laquelle ?
QUESTION : dessiner quoi ?
RÉPONSE : n’importe quoi.
Pour conclure en beauté, afin que vous compreniez ma philosophie et apprendre un peu à me connaître et, franchir le pas dans mes divers ateliers, je vous offre un texte écrit il y’a quelques années :
La ligne…
C’est la suite des temps et le respect du plan,
C’est l’oubli du plan et la fuite du temps,
C’est l’oubli du temps et la fuite des plans.
Ce n’est pas le trait-la flèche ni le javelot-
Ce n’est pas la barre, le barreau, ni la forme fermée.
Ni la description… Mais l’inscription…
L’inscription de l’aile du vent qui scie le ciel.
Ivre, libre, elle s’en va toute seule, la ligne.
Pour moi il convient de « composer »
de construire, avec un thème en tête.
La couleur est pour moi un parti
un langage
un rapport et une suite.
J’apprends beaucoup d’après l’objet ou l’image.
Traduire.
Claude Bellaton